La philosophie inutile ? Dépassée par les sciences ? Sur les malentendus du positivisme naïf.

J'avoue avoir du mal à comprendre la raison pour laquelle certains scientifiques (généralement des physiciens médiatiques) s'évertuent à déclarer la mort de la philosophie (voir ici et  ). Il y a comme des relents de guerre des sciences dans tout ça. Je veux parler de l'époque (les années 70-80) où la sociologie développait son "programme fort", résolument relativiste, visant à réduire l'édifice scientifique à une construction sociale. Ce projet est bel et bien mort et pour ma part je n'aurai aucun mal à me situer du côté des sciences dites "dures" dans ce débat. En tout cas pour ce qui est de la conception qu'il faut avoir de la vérité, de l'objectivité et du but de la science : découvrir ce qui existe indépendamment de nous et de nos façons de les concevoir. Il ne s'agirait pas de nier les apports de l'époque, et notamment les critiques qu'on peut faire à un positivisme naïf qui dirait que nous ne faisons que poser des hypothèses pour les confronter à l'expérience (comme si la réalité nous répondait par "oui" ou par "non"). Nombreux sont les facteurs non empiriques qui participent à la construction des théories : la recherche de simplicité, d'unification, et même le conservatisme quand aucune alternative à nos théories se présente à l'horizon. Mais si l'on considère la communauté scientifique au sens large et sur le long terme c'est bien quelque-chose comme la vérité et l'objectivité qui est visé dans les sciences et leur succès atteste d'une certaine réussite dans cette entreprise.

Nous ne sommes plus à l'époque de la guerre des sciences. Les relativistes ont montré une certaine faiblesse, n'ayant pas d'exemples convaincants à fournir d'une véritable emprise culturelle sur les résultats empiriques, et leur conception du langage et de la signification (l'idée qu'il y aurait des schèmes conceptuels incommensurables) s'avère difficilement défendable. Beaucoup de philosophes contemporains en conviennent. Nous sommes plutôt dans une époque où la philosophie des sciences tient la science en respect et essaie de lui donner sens, par exemple en tentant d'élaborer des formes de réalisme cohérentes et qui évitent l'inflation métaphysique : un entre-deux difficile à maintenir, mais c'est notre boulot...

Pourquoi alors ces attaques ? La guerre des sciences que ces acteurs tentent de raviver est cette fois initiée non pas par les sciences humaines mais par les sciences dures. Ce sont les sciences humaines, et en particulier la philosophie, qu'on veut décrédibiliser comme une entreprise inutile qui a fait son temps. Les physiciens n'ont pas besoin de philosophie : eux seuls sont à même de dévoiler la nature du monde. La philosophie ne progresse pas. Les poncifs habituels issus d'une méconnaissance de la discipline. Ce qu'on peut pardonner à l'homme de la rue pour qui la philosophie n'est qu'un ensemble de questions insolubles du type "pourquoi y a-t-il quelque-chose plutôt que rien ?" (question qui, il est vrai, a occupé les métaphysiciens à une certaine époque), difficile de l'accepter venant de personnes du monde universitaire

Il semble y avoir un gros malentendu dans cette résurgence de positivisme. Tout d'abord il faudrait savoir de quelle philosophie on parle. Ces physiciens semblent ne rien y connaître puisqu'ils parlent souvent de "la philosophie" comme si cette discipline n'avait de multiples objets : l'éthique, l'esthétique, la philosophie politique, l'histoire de la philosophie, la philosophie du langage, de l'esprit, des mathématiques, de la connaissance, la métaphysique... Et bien sûr la philosophie des sciences. Et cette dernière se décline encore en deux branches : l'épistémologie et la métaphysique des sciences.

S'il s'agit d'éthique ou de philosophie politique on verra sans mal que les dire morte c'est, pour un physicien, s'aventurer en dehors de son domaine de compétence--sauf à nous proposer une physique du bien et du mal, ou de la décision politique, ou de la justice, ce qu'ils ne font pas. Quant à juger de leur utilité, je pense que ce n'est pas un secret que nos constitutions démocratiques sont fondées sur des principes philosophiques (et je n'ai rien contre l'idée de les critiquer mais alors on fait de la philosophie). Concentrons nous donc sur la philosophie des sciences.

Sur son versant épistémologique, c'est à dire quand il s'agit de se questionner sur le statut de la connaissance scientifique (que peut-on connaître de la réalité ? Que nous apprennent exactement les sciences ?) il me semble que ces scientifiques perçoivent une menace. Les commentateurs qui déclarent la philosophie morte sont souvent d'ardents défenseurs de la rationalité scientifique face aux pseudo-sciences mystiques et aux idéologies religieuses comme le créationnisme. Ces mouvements remettent en question l'autorité des sciences. Se questionner sur les limites éventuelles de la connaissance n'est-ce pas faire leur jeu ?

S'il suffisait de se voiler la face pour répondre aux personnes qui remettent en cause la légitimité des sciences... Il me semble que voir la philosophie comme une menace c'est se priver d'un allié précieux. Car les réponses des scientifiques laissent souvent à désirer par leur simplisme (comment ça, nous n'avons pas abandonné la théorie de Newton face à l'orbite récalcitrante de Mercure ? Quoi ? Les scientifiques ont développé pendant des décennies des hypothèses farfelues pour maintenir l'hypothèse de l'éther, malgré son incompatibilité avec l'expérience ? Les instruments de mesure qui nous servent à vérifier les théories sont calibrés sur ces mêmes théories me dites vous ? (LIGO est un exemple récent) Et Newton définit la masse à partir de la force et la force à partir de la masse ? Donc on ne mesure jamais l'un dans présupposer l'autre ?). Il y a des complications, et elles sont nombreuses, à la confrontation des théories à l'expérience. Une théorie n'est pas un ensemble d'hypothèses isolées qu'on confronte indépendamment à l'expérience : c'est un bloc unifié à partir duquel nous construisons des modèles, sur la base d'hypothèses "raisonnables" et de postulats méthodologiques qui eux mêmes ne sont pas directement testés. C'est une des leçons importantes de la philosophie des sciences. Et les théories ne sont pas "vraies jusqu'à preuve du contraire" mais jusqu'à ce qu'une autre prenne le dessus. C'en est une autre.

Il est de bon ton de rappeler que le positivisme, qui affirme qu'une théorie est strictement vérifiable et que seules les théories vérifiables constituent une connaissance légitime, est d'abord une philosophie, et une philosophie qui a fait son temps : elle a connu son heure de gloire dans la première moitié du 20ème siècle, avec l'empirisme logique (et des figures fondatrices de la philosophie des sciences contemporaine comme Carnap ou Reichenbach), mais a été abandonné sous le coup des critiques internes et externes (de Kuhn, de Quine). Voilà donc précisément un domaine où la philosophie a fait des progrès... Mais peut être pas dans le sens souhaité par ces commentateurs.

Tout ça est embêtant pour qui veut défendre la science garante de l'objectivité face aux lubies créationnistes ou mystiques. Non tout n'est pas strictement vérifiable. Non il n'y a pas vraiment de science sans quelques présupposés métaphysique (ne serait-ce que ceux-ci : la nature est simple, structurée, unifiée dans ces principes, connaissable). Et oui, le développement des théories se fait historiquement suivant des critères pragmatiques et en partie suit des contraintes sociologiques. Mais nier ces aspects n'est certainement pas une solution.

Car il ne faudrait pas se méprendre sur le rôle de l'épistémologie : à mon sens son rôle est, à son meilleur, de donner sens à la rationalité scientifique. Quand par exemple on se questionne sur le problème de l'induction (comment sait-on que le soleil se lèvera encore demain ?) il ne s'agit pas de mettre en doute nos connaissances mais de se demander ce qui les fonde. C'est un fait, un scientifique n'a pas à se poser ce genre de question pour faire de la science. Il peut se contenter de dire "bien sûr on le sait qui en doute ?". Mais aucun philosophe n'en doute non plus ! Reste que ça pose question sur ce que signifie "savoir" : est-ce une attitude essentiellement pragmatique ? Ou y a-t-il plus que ça ?

Il est clair alors que les questions du philosophe se situent sur un plan distinct de celle des scientifiques et des créationnistes. L'idée n'est pas comme le créationnisme de nier la validité de certaines théories, ni de placer le créationnisme sur le même plan que la théorie de l'évolution mais de comprendre ce qui les différencie (et même sur un plan purement pragmatique il est facile de voir que le créationnisme ne tient pas la route, aucun besoin d'être réaliste. On voit que le question est indépendante). Le philosophe ne cherche pas à remettre en cause la rationalité du scientifique mais à l'expliquer, à la resituer dans un contexte plus large : celui de l'acquisition des connaissances. Et il est deux choses à peu près certaines : tout ça est plus compliqué qu'un positiviste pourrait le croire, et la science ne répond pas elle même à ce type de questions. Toutes les réponses qu'on pourra leur apporter seront compatibles avec nos meilleurs théories. Et c'est un fait que les scientifiques ont été eux-mêmes partagés sur ces questions à une époque où ils étaient encore érudits en philosophie (Mach, Boltzman, Poincaré, Duhem, Bohr ont entretenu différentes formes d'anti-réalisme à propos des sciences, à l'inverse d'autres comme Planck).

Donc quand des physiciens médiatisés nous disent aujourd'hui que la philosophie est morte, ne nous y trompons pas : il ne faut pas y voir autre chose qu'une façon d'imposer leur propre philosophie naïvement réaliste, non questionnée, de non érudit philosophique, mêlée de confusion sur le type de questions que la philosophie se pose (voir ici un exemple de confusion sur le problème de l'induction chez un blogger vulgarisateur pourtant talentueux).

Pour répondre aux questions du philosophe un physicien non érudit devra se contenter d'agiter le mains : "mais si, ça marche ! C'est la science !" quand un philosophe trouvera naturel, par exemple, de chercher des réponses dans la philosophie du langage puisqu'elle questionne elle aussi le rapport entre représentation et réalité. Encore une fois : ramener les choses à une vision d'ensemble plus large, établir des liens, chercher à obtenir une représentation cohérente du monde. C'est un apport de la philosophie du langage (Kripke, Putnam) que d'avoir montré, par exemple, que la signification des termes se réduit difficilement à un ensemble de descriptions qu'on aurait en tête comme on peut le penser naturellement : "or" n'est pas l'équivalent de "métal jaune", ni "acide" l'équivalent de "composé qui colore la papier tournesol et a un goût acide" (ce n'est pas le cas de tous les acides). Le concept vise la cause des manifestations et non les manifestations elles mêmes, celles ci pouvant être révisés au fur et à mesure que l'enquête progresse. Un argument contre le positiviste qui voudrait que tout soit simplement vérifiable, mais aussi contre le relativiste qui voudrait que nos concepts changent chaque fois qu'on change de théorie, et un aspect du fonctionnement du langage qui éclaire le statut de la représentation scientifique. Encore un progrès dans notre compréhension des choses en somme.

Voilà donc déjà quelques réponses : oui, la philosophie progresse, non, elle ne menace pas la science puisqu'elle se place sur un plan différent, et non, ses questions ne sont pas sans intérêt puisqu'elles peuvent aider à comprendre ce que recouvre la rationalité scientifique et pourquoi "tout ne se vaut pas". Elle est mieux à même que le scientifique lui-même de répondre au créationnisme, même si sa réponse sera peut-être plus nuancée. Mais qui croit encore que les choses sont toujours simples ?

Les attaques des scientifiques contre la philosophie ne reflètent que leur confusion, leur incapacité à distinguer ce qui chez eux relève d'une position philosophique et ce qui concerne le contenu de leur discipline (il est frappant pour un philosophe de constater à quel point les scientifiques sont catégoriques et véhéments, même entre eux, quand ils défendent une position philosophique, par exemple sur la question du libre arbitre. On les verra défendre que la physique donne une réponse indiscutable à cette question (dans un sens ou dans l'autre) quand le philosophe aura tendance à y voir une position parmi d'autres dans l'espace des possibles et à considérer calmement les arguments pour et contre, bien sûr jamais décisifs). Ces sorties pleines d'arrogance contre la philosophie accompagnées d'une ignorance manifeste de ce qu'elle est, et d'une absence de recul sont assez déplorables et on devrait défendre une déontologie minimale dans les milieux académiques qui consisterait à ne pas juger à l'emporte pièce une discipline dont on ne connait rien.

Il resterait à examiner l'aspect métaphysique qui est peut être plus critiquable à première vue, puisque la métaphysique s'intéresse à la nature de la réalité. Ici les critiques sont également interne à la philosophie puisque de nombreux philosophes sont peu enclins à la métaphysique. Est-ce aux sciences de nous dire si le monde est déterministe ? Peut-on le savoir depuis son fauteuil ? Pour répondre à ceci je ferai plusieurs remarques.

Une première remarque est qu'un théoricien de la physique ne se lève pas plus de son fauteuil qu'un philosophe. Certes il s'appuie sur des résultats empiriques, mais le philosophe des sciences aussi s'il tient compte du contenu des sciences. Et il le fait bien sûr puisque c'est l'objet de la métaphysique des sciences que d'interpréter les théories.

Une seconde remarque : les questions que se posent le philosophe se situent encore une fois sur un plan légèrement distinct, même si la distinction est moins nette. Le réductionnisme ou le déterminisme, ou la question de la nature du temps, de sa directionalité, ou de ce que sont les lois de la nature, nous demande également de replacer le contenu de la physique dans un cadre plus large. On se questionnera par exemple sur le fait que le monde puisse entièrement être décrit par la physique (encore une fois la philosophie du langage peut avoir son intérêt : le langage courant se réduit-il à un langage physicaliste ?). On cherchera à unifier nos connaissances : celles des différentes disciplines comme la chimie, la biologie et les sciences cognitives, ou encore nos connaissances de sens commun, nos intuitions, qu'on peut impliquer malgré nous quand on interprète une théorie physique. Une théorie physique n'est en soi déterministe ou non que si elle est interprétée, et le métaphysicien se demandera ce que recouvre cette interprétation (quand peut-on dire qu'une théorie est déterministe ? Est-ce ça implique forcément que le monde l'est ? Quelles conséquences pour nos autres concepts ?).

Une troisième remarque : l'expérience ne répond pas à ces questions. Les théories scientifiques, si elles sont vraies, apportent des contraintes importantes sur ce qui est envisageable ou non, elles informent la métaphysique mais ne constituent jamais le dernier mot. On pouvait être facilement déterministe il y a deux siècles, on peut ne pas l'être aujourd'hui avec la mécanique quantique (mais on peut toujours l'être). Et même le sens suivant lequel elles sont "vraies" peut être discuté (ce qui nous ramène à l'épistémologie : encore une fois, le contexte large).

Enfin une quatrième remarque : même si l'on pense, comme certains philosophes, que les questions métaphysiques sont sans réponses, on peut voir une certaine utilité dans la métaphysique : celle de clarifier nos concepts, d'apprendre à "bien penser", de dissoudre les confusions linguistiques et d'assurer une cohérence conceptuelle, et ceci peut être utile à l'avancement de la science. N'oublions pas qu'Einstein était au fait des débats philosophiques sur la nature de l'espace, et Darwin de ceux sur ce qu'est une espèce animale (avec des précurseurs à la théorie de l'évolution souvent oubliés). Les fondateurs de la mécanique quantique étaient profondément influencés par les empiristes logiques. Les travaux sur la logique et les fondations des mathématiques ont permit l'émergence de l'informatique, ceux sur la théorie des jeux celle de l'économie et certaines positions en philosophie de l'esprit (notamment le béhaviorisme) on préparé l'avènement de la psychologie scientifique. Si la philosophie peut sembler inutile au scientifique qui étend une théorie bien établie à de nouveaux domaines, son utilité ne se révèle jamais tant que dans les révolutions scientifiques, ou quand il s'agit de fonder une nouvelle discipline, c'est à dire quand il s'agit de questionner nos propres concepts plutôt que d'en faire usage. Qui sait si les débats d'aujourd'hui, par exemple en philosophie de l'esprit, sur l'interprétation de la mécanique quantique ou sur le statut des lois de la nature, celui de la causalité et celui du temps, et même pourquoi pas sur la question du réalisme, ne sont pas en train de préparer la science de demain ?

Enfin quant à savoir si la métaphysique s'intéresse à des questions sans réponses, laissons les philosophes en juger (c'est un débat bien réel), mais ce n'est certainement pas en s'appuyant sur une métaphysique naïve frappée au coin du bon sens mais pleine de contradiction, et qu'on ne questionnera pas, comme si elle allait de soi, qu'on mettra un terme au débat.

Je renvoi à cet article (en anglais) qui propose un argumentaire complémentaire sur le rôle de la philosophie.

Commentaires

Unknown a dit…
Excellent article, merci !
Anonyme a dit…
L'article est intéressant dans son contenu, mais la forme ainsi que la "demonstration" laissent a désirer. Tenter d’établir une preuve en dénigrant la pensée de l'autre et en accusant d'ignorance une communauté aussi grande que la communauté scientifique ne me semble pas être la bonne approche.
Quentin Ruyant a dit…
Merci pour ce commentaire.

Ce n'est pas la communauté scientifique que j'accuse d'ignorance mais les quelques scientifiques qui tiennent ces propos. Il est incontestable, vu leurs propos, qu'ils ignorent à peu près tout de la philosophie universitaire (je ne suis pas le seul à le dire : voir ce commentaire d'un autre philosophe https://platofootnote.wordpress.com/2016/02/29/mike-dont-listen-to-bill-nye-about-philosophy/ ). Et honnêtement ce n'est pas les dénigrer que de le dire : je n'attend pas d'un historien qu'il connaisse la physique ou d'un biologiste qu'il connaisse la psychologie.
Le problème c'est vraiment quand on prétend porter un jugement sur quelque chose qu'on ignore.

C'est malheureusement un problème assez récurrent chez les physiciens médiatiques en particulier (bizarrement moins dans les autres disciplines) que de se prononcer publiquement de manière péremptoire sur des disciplines dont ils ne sont pas spécialistes, et ça ne concerne pas seulement la philosophie : voir par exemple la dernière sortie de Tyson sur la biologie http://nautil.us/blog/annotations-on-a-tweet_storm-directed-more_or_less-towards-neil-degrasse-tyson
Tous les biologistes lui sont tombé dessus. Je pense qu'ils savent de quoi ils parlent... Comme moi je sais de quoi je parle à propos de la philo.
Vous trouverez aussi des géologues qui se prononcent et disent des bêtises sur la climatologie par exemple...

Donc attention à ne pas vous faire une image idéalisée de "la communauté scientifique". N'oubliez pas qu'il s'agit avant tout une communauté d'experts dans des domaines très très spécialisés (et de plus en plus), pas des gens omniscients. Les projets de recherche interdisciplinaires sont relativement rares, y compris entre les branches d'une même discipline ! Sachez qu'il n'y a aucune formation de philosophie dans les facs de physique (ou peut-être en option dans certaines ?). Je pense que très peu de physiciens lisent de la philo. C'est pour ma part mon domaine d'expertise et je peux vous dire que de ce que je lis, la plupart ont des positions épistémologiques relativement naïves, ne connaissent pas les problèmes et ne se rendent pas forcément compte quand ils entrent dans un domaine philosophique ou métaphysique. Encore une fois ce n'est pas une critique, juste un constat. Je ne dis pas qu'il faut être expert en philosophie pour être un bon scientifique (même si je pense que ça peut être utile pour les aspects fondamentaux).

Enfin vous dites que j'accuse d'ignorance une grande communauté (ce que je ne fais pas). Mais les physiciens qui affirment que la philosophie est dépassée accusent toute une communauté universitaire d'incompétence : celle des philosophes ! C'est donc plutôt à eux que vous devriez faire ce reproche.
Anonyme a dit…
Merci pour cette clarification, je ne manque pas de le reprocher aux personnes faisant preuve d'ignorance a ce sujet. J'ai pu constater une chose cependant, certains scientifiques étant implique dans l'épistémologie interne rejettent parfois l'épistémologie externe ; pour ces personnes il me semble que les philosophes ne sont pas aptes a traiter des questions en rapport avec leurs travaux. Et je peux comprendre leur cheminement, étant les personnes qui comprennent le mieux ce sur quoi ils travaillent, ils se disent qu'ils sont les plus a meme de mener une réflexion philosophique sur le sujet. Mais ils oublient leur manque de connaissance en philosophie, ils reprochent donc aux philosophes de manquer de connaissance dans leur domaine mais en font de meme avec la philosophie. On se retrouve avec un reproche identique des deux cotes, comment résoudre ce problème? Dans les cursus universitaire de philosophie des sciences y a t-il un enseignement de la science fort? Suffisamment au moins pour lire les publications que font les scientifiques et les comprendre? Comment répondriez vous a ces personnes qui pensent que la philosophie joue un role important aujourd'hui en science mais ne pensent pas que les philosophes sont les acteurs de cette philosophie?
Quentin Ruyant a dit…
Ce sont de bonnes questions... Pour ce qui est de l'épistémologie "interne" vs "externe" : si par "interne" vous voulez dire que les scientifiques savent s'assurer de la robustesse de leurs résultats, mettre en place des contrôles etc., je comprend qu'ils puissent être irrités vis à vis d'un philosophe qui viendra leur expliquer que leurs résultats ne sont pas fondés rationnellement sur la base d'arguments abstraits, purement a priori, alors qu'eux même discutent régulièrement de problèmes méthodologiques. C'est un peu la lecture que j'ai de la "guerre des sciences" et c'est pour ça que j'ai commencé l'article par ça. En effet à une certaine époque des philosophes et sociologues se sont mis à questionner la rationalité scientifique d'un point de vue "externe", sur la base d'arguments philosophiques abstraits, et parfois en ayant des connaissances scientifiques superficielles (ce n'est certainement pas le cas de Kuhn qui avait une formation de physicien, mais il a pu être interprété de manière plus radical par d'autres auteurs. J'avais rédigé une note de lecture sur Kuhn il y a quelques années http://ungraindesable.blogspot.fr/2011/09/je-vous-propose-une-note-de-lecture-du.html ).

Pour moi il y a clairement eu des abus de ce côté, il est clair qu'un philosophe qui prétend parler de la science doit commencer par bien connaître son sujet (être capable de lire des articles scientifiques, savoir comment se déroule une expérimentation). Je conçois plus l'épistémologie comme une entreprise qui vise 1/ à rendre explicite l'épistemologie "interne" des scientifiques, ceux-ci ne formulant pas toujours explicitement leurs actions et raisonnements (ils sont pragmatiques, s'appuient parfois sur "le bon sens") et 2/ faire le lien entre cette épistémologie "interne" et des questions plus abstraites sur les fondements de la connaissance en général.

Donc oui, un scientifique est a priori bien placé pour faire ce travail, au moins concernant le 1/. Cependant ils ne le font pas toujours de manière systématique parce qu'ils s’occupent principalement de développer leur discipline. Mais il y a aussi eu depuis les années 70 beaucoup d'ouvrages de philosophie qui se sont intéressés en détail à l'expérimentation scientifique, avec des enquêtes sur le terrain etc. En général ces ouvrages se placent moins dans une optique "guerre des sciences" (relativisme sociologisme etc.) et plus dans l'optique de rendre explicite l'épistémologie "interne", mais j'ai l'impression que les scientifiques qui font des reproches à l'épistémologie ont un peu en tête les travaux du genre relativisme sociologisme des années 70. En quel cas leurs reproches sont sans doute justifiés (ils le sont d'après moi) mais ne s'adressent pas à tous les philosophes, et pas à ces travaux plus récents.
Quentin Ruyant a dit…
(suite) Concernant le cursus en philosophie : il n'y a pas vraiment de formation scientifique en philo. Je trouve ça dommage. Ceci dit ceux qui font de la philosophie des sciences ont le plus souvent une formation scientifique, quand ce ne sont pas des scientifiques qui décident de se mettre à la philosophie. Je pense que c'est le cas des auteurs les plus connus du domaine (j'ai moi même une formation scientifique et j'ai l'impression en tout cas qu'ils maîtrisent bien leur sujet : je pense à des auteurs comme van Fraassen, Maudlin, Albert, ...).

Donc si des scientifiques pensent qu'ils sont les mieux à même de développer la philosophie des sciences, je les inviterai à le faire ! Se tenir au courant de la littérature et essayer de participer aux débats. Même s'il s'agit de dire que le débat est mal posé par les philosophes : pourquoi pas s'il y a des arguments recevables. Actuellement les questions épistémologiques sont plutôt abordées "par la bande" dans les ouvrages scientifiques (c'est à dire de manière informelle dans des ouvrages de vulgarisation, ou parfois effleurés quand des questions méthodologiques sont abordées dans des articles scientifiques) mais il y a de la place pour ça dans les revues philosophiques.
Je suis persuadé que les scientifiques pourraient apporter beaucoup s'ils s'y mettaient sérieusement puisque la plupart ont une aisance pour le raisonnement conceptuel abstrait. Le problème est simplement de se tenir au courant de ce qui a déjà été dit pour évacuer des positions simplistes (par exemple l'idée qu'on pourrait fonder la science sur les "données des sens" uniquement, entretenue au début du 20ème siècle mais qu'on pense aujourd'hui intenable) et se centrer sur les débats contemporains.

Enfin il faut bien voir qu'il y a quelque chose d'un peu artificiel dans tout ça. Je pense que de nombreux scientifiques ne considèrent pas que ce que produisent les philosophes est inutile, ou bien ne se préoccupent pas vraiment de ce genre de questions, et que d'autres s'y intéressent et ont de bonnes connaissances en épistémologie. Le problème c'est juste quelques "trolls" qui dénigrent la philosophie à l'emporte pièce. Mais ces "trolls" sont médiatiques.
Mangouste a dit…
D'accord avec vous quand vous dites : "On peut voir une certaine utilité dans la métaphysique : celle de clarifier nos concepts, d'apprendre à "bien penser", de dissoudre les confusions linguistiques et d'assurer une cohérence conceptuelle, et ceci peut être utile à l'avancement de la science". J'ajouterai : "Et utile à la compréhension de soi et à une relation plus authentique avec les autres...
Justement, j'ai parcouru votre site. Je n'ai pas trouvé de définition précise de ces termes : sujet, moi, je, conscience individuelle, etc. Or, tout par de là, qu'on parle de science ou de métaphysique...
Quentin Ruyant a dit…
@Mangouste il est vrai que ces derniers temps, doctorat oblige, j'ai suivi des thématiques plus techniques et spécialisées (sur le statut de la représentation scientifique) au sein desquelles le sujet ou la conscience ne jouent pas un rôle central. C'est qu'il y a beaucoup à faire en philosophie. Mais je ne perd pas de vue le point de vue du sujet, il reste présent en filigrane. Il me faudrait plus d'un commentaire pour m'en expliquer. Vous trouverez peut-être dans les archives plus anciennes de ce blog (plusieurs années en arrière) ce que vous cherchez.
Mangouste a dit…
Merci pour cette réponse.
Vous dites : « J'ai suivi des thématiques plus techniques et spécialisées (sur le statut de la représentation scientifique) au sein desquelles le sujet ou la conscience ne jouent pas un rôle central ». Je comprends. Et en même temps, je le regrette, car c'est l'oubli du rôle central du sujet dans toute connaissance quelle qu'elle soit (y compris scientifique : cf. la fameuse question de l'objectivité) qui fausse souvent les débats...
Enfin, si vous avez en tête un ou deux de vos articles anciens qui traiteraient ce sujet (dans les deux sens du terme :-), je suis preneur...
Quentin Ruyant a dit…
En affirmant ceci vous prenez position dans le débat. Il existe des philosophes qui considèrent que le sujet ne doit pas jouer un rôle central quand on s'intéresse, par exemple, au contenu de la physique, ou que de manière générale le langage est public et la signification des mots n'est pas interne aux sujets, et qu'il y a de bonnes raisons de penser que la science permet d'atteindre une forme d'objectivité. Une fois cette posture adoptée (et pas gratuitement puisqu'on trouve des arguments en ce sens dans l'histoire récente de la philosophie), ils peuvent prétendre parler du monde directement sans se soucier du sujet et se poser des questions métaphysiques sur la nature des choses. Vous pouvez remettre en cause leur posture générale, mais ça nécessite un argument, et en tout cas, affirmer que ces gens ne font pas de philosophie ou qu'ils font de la mauvaise philosophie parce que leur posture n'est pas la vôtre, (ou qu'ils devraient faire de la philosophie de l'esprit plutôt que de la philosophie de la physique parce que c'est la seule chose qui compte ?) est un peu fort.

Il se trouve que je ne me sens pas visé par ces reproches parce que j'ai toujours considéré qu'une représentation, y compris scientifique, est mieux comprise comme se ramenant au sujet épistémique (qu'elle doit être conçue comme relative à des intentions, à une perspective sur le monde). Développer cette position générale de manière rigoureuse dans le cadre d'une thèse demande de s'intéresser à des aspects techniques pour répondre à toutes les objections, et je me sers depuis quelque temps de ce blog un peut comme d'un pense-bête pour développer des points précis que je pourrais réutiliser, pas forcément pour exposer la vue d'ensemble qui me motive, mais des articles plus anciens développent le point de vue général, par exemple :

http://ungraindesable.blogspot.be/2014/02/laspect-intentionnel-de-la.html
Et ceux-ci plus programmatique : http://ungraindesable.blogspot.be/2013/01/entre-relativisme-et-absolutisme.html et http://ungraindesable.blogspot.be/2012/05/vers-quoi-convergent-les-theories.html

Quand je dis que ce type de vue reste présent en filigrane, c'est qu'on en retrouve des aspects y compris dans des billets récents, par exemple celui-ci d'il y a deux mois, qui demande s'il peut exister une pure description physique sans aspects intentionnels : http://ungraindesable.blogspot.be/2016/02/pourrait-on-sexprimer-dans-un-langage.html

Vous trouverez également de nombreux articles qui s'intéressent plus directement à la philosophie de l'esprit (à la causalité mentale, etc.). Je vous laisse fouiller si vous le souhaitez.
Après si mon approche vous semble toujours critiquable, n'hésitez pas à commenter sur ces articles directement, ou peut-être d'autres qui vous ont semblé "oublier le sujet".

Mangouste a dit…
Quand j’écrivais « je le regrette » (le = « l’oubli du rôle central du sujet »), je ne m’adressais pas à vous (que je ne connais pas) mais aux « philosophes [dont vous parlez et] qui considèrent que le sujet ne doit pas jouer un rôle central quand on s'intéresse par exemple, au contenu de la physique ».
Mon argument est le suivant : il est impossible de parler d’un « objet », quel qu’il soit, sans qu’il soit nécessairement relié à un « sujet » ou une « conscience ». Si la chose en soi (ou l’objet pur) pouvait exister, nous ne pourrions absolument rien en dire, par définition. Inversement, nous ne pouvons pas dire avec une certitude à 100 % que tel objet, quel qu’il soit, existe ni existerait absolument sans nous.
Certes, on peut tendre vers l’objectivité, voire l’approcher, et avoir de très bonnes raisons pour dire que nous sommes quasi sûrs de l’existence « objective » de tel ou tel objet, mais il y a aura toujours une part de « foi », de croyance », même si l’incertitude est extrêmement réduite. C'est donc d'une certaine façon "une prise de position dans le débat", comme vous dites. Et je regrette qu'on oublie ainsi que délaisser le sujet soit une prise de position.
Je n’ai pas dit que ces gens « ne font pas de la philosophie ni de la mauvaise philosophie ». J’ai simplement exprimé que je regrettais qu’on oublie souvent d’accorder une place, même petite, à ce qui est pour moi une évidence : il nous est impossible de parler d’un objet sans que cet objet soit quelque part relié à un sujet. On peut certes penser un objet sans sujet, par exemple un univers sans plus aucune conscience humaine, mais alors ce ne sera toujours qu’une abstraction. Qui pourrait affirmer que cet univers sans humain a une existence concrète objective ?
Anonyme a dit…
Très bel article, merci !
Ce qui est embêtant avec la philosophie, c'est qu'on ne s'en débarrasse jamais vraiment, même quand on dit qu'elle est inutile et arrivée à son terme voilà qu'on en fait par là même... Je vois dans tout ça une dérive de certains scientifiques vers le "scientisme", attitude de la science à vouloir se saisir d'objets qui lui échappent et se prononcer là où elle devrait rester muette. Tout ce qu'il manque aux scientistes, c'est finalement un peu d'humilité. Un bon argument en faveur de l'idée de former tout scientifique à l'épistémologie de sa discipline !

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