Zombies

Chalmers attaque le physicalisme sur la base d'un argument invoquant des "zombies phénoménaux" : des êtres qui ont toutes les apparences extérieurs d'un être humain (même comportement, etc.) mais pourtant ne sont pas conscients. Si les zombies sont possibles, alors la constitution physique ne suffit pas à nous rendre conscient.

On critique a juste titre le passage de la concevabilité à la possibilité. Les zombies sont concevables, mais pas nécessairement possibles. On peut, pour critiquer ce passage, faire appel à la notion de nécessité a posteriori. Selon Kripke on peut décourvrir a posteriori des nécessités (par exemple quand on découvre la constitution chimique de l'eau, on découvre que nécessairement, l'eau est H2O et qu'il n'aurait pas pu en être autrement puisque c'est sa nature).

Si en effet toute nécessité provient du langage, alors on sait ce qui est possible a priori : c'est ce qui n'est pas impossible (ou pas nécessairement pas le cas). Mais si les nécessités peuvent être l'objet d'une découverte empirique, ce type de découverte peut nous amener à revoir comme impossible ce qu'on croyait possible.

Cependant la notion de nécessité a posteriori va de pair avec celle de référence directe : l'idée que l'eau est nécessairement H2O, bien qu'on l'ignore a priori suppose que le terme "eau" fait directement référence à une entité du monde à laquelle nous sommes causalement relié, mais dont nous ignorons éventuellement la nature. Cette nature est justement l'objet d'une découverte empirique.

Dans le cas des zombies, la nature fondamentale dont il est question est celle du physique. Peut-être découvrira-t-on empiriquement que nécessairement, le physique produit certains aspects qualitatifs, en tout cas ce peut être le cas, et alors les zombies seraient impossibles.

Alors l'objection à l'argument de Chalmers repose sur une certaine conception de "physique" qui suppose implicitement que "physique" serait un terme de sorte naturelle, une catégorie à laquelle nous sommes causalement reliée, et dont la nature profonde pourrait être élucidée, ou pas. Ca suppose que notre définition actuelle de ce qui est physique repose en partie sur des éléments démonstratifs : "ceci", ou encore "ce qui cause toutes ces manifestations".

Mais "physique" peut-il être un terme de classe naturelle ? Pour le dualiste peut-être, mais pour le physicaliste, c'est douteux : une classe qui comprend tout ce qui existe n'est pas vraiment une classe... De quelle subdivision parle-t-on ? Si on fait référence à une classe par ses manifestations spécifiques, c'est bien en la contrastant à d'autres choses. Et s'il s'agit vraiment de la classe de tout ce qui existe dont on espère découvrir la nature par les sciences physiques (ou peut-être de tout ce qui est fondamental par opposition à ce qui est composite ou dérivé), on risque d'aboutir à une définition triviale de "physique", par exemple : ce dont est constitué tout ce qui existe (et puisqu'évidemment nos expériences qualitatives existent, elles sont physiques n'est-ce pas ?).

Le problème c'est que c'est le physicaliste lui-même qui a besoin d'argumenter en faveur de l'idée qu'on puisse découvrir des nécessité a posteriori sur le physique, et donc que "physique" ne soit pas défini a priori, mais par ostentation de certaines manifestations. Mais si ces manifestations sont toutes les manifestations, alors le physicalisme devient trivialement vrai, par définition. Si ce n'est pas le cas, il devient faux.

Il existe peut-être une porte de sortie : adopter un physicalisme non réductionnisme, pointer du doigt certaines manifestations (celles des expériences physiques) comme fondant toutes les autres. Mais un autre risque est alors que ce terme de sorte naturel soit abandonné à l'avenir, comme le fut par exemple le flux calorique censé désigner ce qui est responsable des phénomènes thermiques. De même ce qu'on considère comme responsable des manifestations de la physique pourrait ne plus être considéré comme une véritable sorte naturelle à l'avenir.

Absurde ? Pas tant que ça quand on y pense : on a bien renommé le materialisme en physicalisme, parce que le terme de "matière" ne veut plus dire grand chose en physique fondamentale contemporaine, ou en tout cas ne veut plus dire "tout ce qui existe" ni ne fait référence à une sorte puisque la matière est convertible en énergie, voire est vue comme énergie par certains observateurs et comme matière par d'autres (d'après la relativité).

Donc hier on parlait de matérialisme, aujourd'hui nous parlons de physicalisme. Et demain, de quoi parlerons nous ? Et est-ce que ce physicalisme du futur sera encore suffisamment distinct de ses concurrents (notamment le panpsychisme) ?

Tout ça pour dire qu'à mon avis on a affaire à un faux débat (même si parfois de vrais questions, plus spécifiques, y sont débattues). Si on se donne une définition a priori de "physique" (par exemple une structure méréologique de propriétés objectives localisée dans l'espace temps), alors l'argument de Chalmers semble fonctionner et le physicalisme est faux, mais au fond il est très probable que rien ne soit vraiment physique dans ce bas monde (les aspects de la définition que j'ai proposée étant déjà tous mis à mal par la physique contemporaine). Si on s'en donne une définition a posteriori, susceptible d'évoluer avec notre connaissance du monde, alors l'argument de Chalmers échoue puisqu'on ne sait pas ce qui est possible ou non du physique. Mais une telle définition risque de rendre le physicalisme trivialement vrai et sans intérêt si on s'autorise à arranger la définition de physique pour y intégrer tout ce qu'on découvre du monde.

Il existe peut-être un juste milieu entre ces deux extrêmes, une définition un peu souple mais pas trop, avec quelques éléments a priori suffisamment contraignant pour avoir une position physicaliste consistante, distincte de ses concurrentes et compatible avec la physique contemporaine, tout en laissant suffisamment d'ouverture quant à la nature fondamentale du physique pour réfuter l'argument de Chalmers et supporter les changements théoriques à venir.

Personnellement je doute qu'une telle définition existe, et en son absence, tout ceci me semble relever de la querelle sémantique.

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