Connaissance, causalité

Rappelons que cette série d'articles a pour but de définir la conscience, au delà des aspects phénoménaux, comme faculté cognitive. Nous avons vu que tout état conscient est aussi connaissance de quelque chose (en un sens large regroupant croyances et valeurs), et que toute connaissance s'exprime par un état conscient. Ceci nous permet d'identifier la conscience à l'utilisation ou l'instanciation de la connaissance, et ayant relégués les aspects phénoménaux à un problème métaphysique en amont, d'affirmer qu'il n'y a rien de plus à en dire. Nous sommes parvenu en conclusion à l'observation que la connaissance est en quelque sorte l'union du mécanisme et de l'intention, puisqu'il faut qu'il y ait un élément systématique pour qu'une connaissance puisse être révélée, mais aussi qu'il relève d'une intention. Je souhaite maintenant développer ce dernier point.

La causalité

Tout d'abord on peut caractériser l'aspect mécanique en jeu ici en terme de causalité. La causalité suppose une certaine succession temporelle et un certain déterminisme : la cause provoque l’effet. Cependant identifier formellement une cause suppose d'une part qu'il y ait reproductibilité, qu'on puisse identifier des conditions similaires pour dégager une loi générale, et d'autre part (comme nous l’avions vu il y a un certain temps) que la cause soit strictement indépendante de l'effet ; dans le cas contraire, il peut s'agir d'une simple corrélation. Or la seule garanti ultime d’indépendance, du point de vue d'un observateur, est sa propre volonté (pour être certain qu'il y a un lien de causalité je dois jouer sur les paramètres), ce qui fait de la volonté le fondement de la connaissance. S'il n'y a de cause que comme objet de connaissance (et pourquoi parlerait-on de ce qui ne peut être connu ?) alors on peut dire qu'il n’y a fondamentalement de causes premières que dans la volonté, quelque soit la manière dont elles se déploient ensuite dans le monde, et la notion de causalité, avant d'être étendue au monde extérieur, est d’abord fondée de manière instrumentale : si je fais ceci, il se produira cela.

Or c'est précisément ainsi qu'on peut définir la connaissance : comme un élément fonctionnel de la forme « si je fais ceci, il se produira cela » valant par principe de manière atemporelle et faisant donc office de loi générale (une connaissance se veut toujours absolue). Toute connaissance prend donc la forme d’une causalité comme support de l'intention : savoir, ou savoir faire, c’est être capable d’agir, de causer un effet (ne serait-ce qu'un effet perceptif par l'observation attentive, dans le cas de la prédiction). La connaissance apparaît issue d’une différenciation du sujet de son environnement à travers une instrumentalisation de cet environnement permettant au sujet de conserver sa stabilité, c'est à dire de préserver la prétention à l'atemporalité de sa structure fonctionnelle (l'ensemble de ses connaissances). De ce point de vue le sujet est un système unifié de connaissances de son environnement en perpétuelle interaction avec ce dernier.

A l’appui de cette formulation de la connaissance en terme de causalité et d'interaction (qui reprend des aspects que nous avions déjà évoqué, notamment l'aspect fonctionnel du concept chez Cassirer), observons que la notion de causalité est absente de la physique fondamentale : il n’y est question que de corrélation, indépendamment du sens du temps. On ne les retrouve qu'à un niveau supérieur, par exemple dans le domaine du vivant. Pour autant la physique fondamentale est bien une connaissance du monde, et l'irréversibilité temporelle, aspect essentiel de la causalité, y est ré-introduite à titre heuristique dans le processus de mesure, notamment par l'utilisation des probabilités dans la règle de Born, et donc encore une fois de manière instrumentale : si je mesure ceci, j’obtiendrai cela. En physique quantique toute observation est en soi une action, une interaction : cet aspect essentiel de la connaissance ne peut plus être éludé.

Le problème de la mesure de la physique quantique s'avère finalement issu d'une tension entre la causalité, essentiellement instrumentale, et la prétention exclusivement descriptive de la science et de la connaissance (comme évoqué plusieurs fois sur ce blog). Penser que la connaissance est simplement une description du monde, c’est adopter une vision dégénérée de celle-ci au sein de laquelle la causalité disparaît au profit des lois de corrélations (dont on se demandera si elles sont elle-même causées, et par qui), au sein de laquelle la différenciation du sujet connaissant et de l’objet de la connaissance, pourtant constitutive, disparaît également, la connaissance se voulant alors complète, absolue et indépendante du sujet. Mais cette vision échoue notamment dans la mesure où, on l’a vu, l’aspect heuristique est impossible à éliminer de la physique fondamentale. C’est que la connaissance prend sa source chez le sujet, dans la liberté, dans l’intention, dimension essentielle qui ne peut elle même être connue « de l'extérieur », mais seulement vécue. Ainsi la physique fondamentale, prétendant être l'aboutissement d'un mouvement de détachement de la connaissance du sujet, fini par montrer de manière flagrante que toute connaissance prend sa source chez le sujet et que la causalité, qui est la forme de toute connaissance, est finalement la forme générale de l'instrumentalité.

On comprend aisément qu’en période pré-scientifique la nature ait pu être vue comme dotée d’intention, peuplée d'agents intentionnels, dans la mesure où la causalité serait l’extension au monde d'une causalité vécue comme intentionnelle, et qu’en dehors des aspects événementiels, elle soit apparu comme cyclique plutôt que causale, relevant d’un ordre cosmique.

Causes et raisons

Toutefois remarquons qu'il y a un paradoxe à unir dans la connaissance l'intention et le mécanisme. Ces deux termes semblent a priori antinomiques (et nous avions déjà remarqué que nos automatismes sont inconscients) dans la mesure où l'intention, contrairement au mécanisme, semble relever d'une cause finale. Si le pôle objet de la connaissance, le mécanisme, semble correspondre à une détermination du présent se propageant vers le futur et permettant la prédiction, le pôle sujet, au contraire, semble correspondre à une détermination inverse du futur qui se propage au présent et permettant la décision. Les premières déterminations sont les causes, les secondes sont les raisons, et donc le moment vécu, la connaissance mise en action, est la rencontre des deux : les raisons s'appuient sur les causes et inversement pour mener à l'action.

Cette rencontre des causes et des raisons s'exerce suivant une contrainte de cohérence interne, logique, qui fait que toute action volontaire s'apparente en quelque sorte à une prophétie auto-réalisatrice : vouloir, c’est en quelque sorte prédire l’avenir conformément à ce que l'on sait possible, et le fait de cette prédiction lui donne lieu. Or précisément toute connaissance est une capacité de prédiction, donc le support de l'intention.

Verra-t-on dans un mouvement allant du futur au présent une contradiction avec nos connaissances scientifiques ? Certainement pas, dans la mesure où nos connaissances scientifiques se situent précisément du côté du pôle objet de la connaissance, du côté donc de la causalité. Il y aurait contradiction seulement si les raisons d'un sujet pouvaient elle-même devenir objet de connaissance certaines d'un point de vue extérieur, pour un autre sujet, ce qui n'est pas le cas : elles sont privées (on retrouve chez Davinson cette distinction entre raison et cause sur la base de la distinction public / privé, les causes étant pour Davinson hétéronormées et les raisons autonormées). Concrètement, cela signifie d'une part qu'un sujet pris pour objet sera imprévisible de l'extérieur, d'autre part que la finalité d'un sujet n'est jamais certaine, ses prophéties volontaires pouvant échouer, c'est à dire, dans un cas comme dans l'autre, que la connaissance n'est jamais infaillible. Dans le cas inverse, le sujet serait à la fois instrumentalisé et instrumentalisant : il ne serait plus qu'une espèce de tautologie sans objet.

Le propre d'une connaissance mise en action, donc d'une instrumentalisation de l'environnement, doit donc être d'une part qu'il y ait un aspect mécanique en jeu d'autre part que de l'extérieur l'organisme à la source de cette action mécanique n'ait pas un comportement prévisible, bien qu'une fois l'action terminée, si elle est couronnée de succès, on pourra la lire comme l'issue d'une cause finale : l'organisme voulait obtenir tel résultat. L'action rend donc public les raisons de l'organisme, initialement privées, et c'est précisément ce qu'est l'action : une publication de raisons d'agir, leur transformation en causes pour le monde.

Ceci suppose notamment que l'imprévisibilité d'un sujet soit cohérente à l'échelle de l'organisme et non le fait de la rencontre contingente d'imprévisibilités disparates, donc qu'il y ait une causalité descendante du tout vers les parties, puis qu'il y ait rétroactivité, les effets de l'action donnant lieu à des attendus de la part de l'organisme, donnant lieu à de nouvelles actions qui permettent justement une lecture a posteriori en terme de raisons d'agir. Ce processus de rationalisation a posteriori, cependant, peut très bien être une image incomplète de l'action telle qu'elle a lieu dans la mesure où les raisons privées ne sont pas intégralement rendue lisibles, pas même les raisons passées d'un organisme pour lui-même au présent, ceci toujours en raison du fait que la connaissance s'échappe à elle-même.

Relativité de la lisibilité des raisons

On voit qu'un aspect intentionnel est par définition non connaissable de l'extérieur, donc associé à un point de vue privilégié, singulier, sur le monde. Ce point de vue est pourtant sous-tendu par un ensemble de connaissances qui lui donne lieu, et peut par ailleurs être rationalisé a posteriori. C’est donc paradoxalement l’aspect causal, mécanique, qui révèle l'intention a posteriori.

On peut interpréter cette articulation entre mécanisme et intention en termes de lisibilité. Le mécanisme, objet de la connaissance, est formalisable et transmissible d'une personne à l'autre. Pourtant le fait que la communication avec autrui fonctionne apparaît en soi comme un hasard extraordinaire. Puisque ça ne peut être vraiment un hasard, il me faut croire qu’autrui est conscient, qu’il est un autre moi. C’est donc la lisibilité du mécanisme, par moi, chez l’autre, la communicabilité de ce mécanisme, qui est la garanti que ce mécanisme est la marque d'une intention. C'est ce qui me permet d'y déceler des raisons d'agir.

Si par exemple on découvre sur une île déserte de complexes mécanismes enfouis (un moulin à vent, ou un système d’irrigation), on a la preuve qu’une intelligence passée habitait l’île. On a la preuve qu’il y avait connaissance, donc intention, conscience. Cette preuve, on la doit à la communicabilité de cette connaissance, à son aspect lisible (et les oiseaux autour de ces vestiges ne sembleront pas y voir la preuve de quoi que ce soi).

Cette lisibilité est relative à la fois au sujet et au temps. Le fait de la connaissance, et avec lui les raisons à l'origine de l'action, n’apparaissent pas connaissables avec certitude dans l'instant présent et ne peuvent qu’au mieux être l’objet d’une spéculation, ou d’une tautologie quand il s’agit de la mienne propre : je sais que je sais, c’est à dire simplement je sais. Mais bien que les raisons ne sont pas connaissables avec certitude en un instant donné, les raisons passées peuvent, elles, être objet de connaissance. Mes propres raisons d'agir, appartenant au passé immédiat, me sont connues au moment de l'initialisation de l'action et mon propre comportement m’apparaît comme parfaitement déterminé. De même celui d'autrui une fois l'action terminé, ou bien celles qui déterminaient la fabrication d'un moulin à vent. Ainsi l'aspect mécanique ou non du réel, y compris celui qu'on associe a posteriori aux raisons d'agir, semble être subordonné à une question de lisibilité qui est relative au point de vue, et l'aspect intentionnel instantané, son opposé, qui échappe à la connaissance, est essentiellement ce qui n'est pas lisible d'un point de vue, une certaine opacité du réel liée à une incertitude présente sur l'avenir.

Or cette lisibilité et cette transmissibilité du mécanisme, donc de l'intention qu'il cache, est subordonnée à l'existence de connaissances sous-jacentes en commun. Quelqu'un qui ne connait rien à l'informatique verra les actions de l'informaticien comme non structurées, tandis qu'un autre informaticien y décèlera une intention précise. De même dans le sport, ou dans n'importe quelle spécialité, mais aussi dans n'importe quelle domaine de la vie courante. Je serai plus à même de prédire les intentions d'un ami que d'un inconnu, il faut parler un même langage pour se transmettre efficacement des connaissances, et de manière encore plus triviale, pour savoir jongler, je dois déjà savoir ce qu'est une balle, qu'on peut la lancer et l’attraper.

De là l'aspect cumulatif de la connaissance, puisque toute connaissance ouvre de nouvelles possibilités de connaissance. De là aussi les échecs de la communication, puisque la réussite de la transmission d'une connaissance est soumise à la ressemblance entre les communicants, au fait qu'ils disposent de connaissances préalables en commun. Mais, et c'est là un aspect essentiel, toute création de nouvelle connaissance sur la base des anciennes (et donc aussi toute communication) a pour prérequis qu'il existe dans l'instant une intention, processus échappant par nature à la connaissance (et on peut même supposer, comme nous l'avions fait, que la manière dont une nouvelle connaissance repose sur les anciennes n'est pas entièrement réductible à ces dernières).

Conclusion

En filigrane de toutes ses considérations, nous voyons poindre des thématiques propres à la physique quantique, qui, dans une optique de réductionnisme épistémique (mais pas nécessairement ontique), pourrait en constituer le fondement théorique : la relativité du point de vue et l'aspect privé de l'information, suivant une interprétation relationnelle de la physique quantique (la transformation des raisons en causes étant le fait de la décohérence, qui justement est à l'origine de l'émergence des lois causales classiques), la causalité du tout vers les parties qui peut être associée à une émergence forte, fondée sur l'intrication, ou la rencontre de deux déterminations de direction inversée dans le temps suivant une interprétation transactionnelle (on se représentera alors la conscience comme l'interface entre un monde extérieur fonctionnant du passé vers le présent, et un monde intérieur fonctionnant à rebours, du futur au présent, venant nourrir les actions. Ceci se rapproche de quelques spéculations que l'on s'était permises).

Il nous reste, avant de nous intéresser de nouveau à un point de vue intérieur, vécu, et au problème du temps lié, opérant ainsi la synthèse des derniers billets, à achever cette naturalisation de la connaissance vue de l'extérieur. Dans le prochain billet, nous essaierons donc de montrer comment, dans le monde naturel, on passe du mécanisme à la connaissance.

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