Les cases de la pensée et la liberté du sujet

L'essentialisation transforme l'être en objet. Il consiste en confondre le produit d'un interaction avec une chose existante. En effet l'essence est un prérequis de la connaissance, elle est son mode de fonctionnement. Mais la connaissance ne porte pas sur ce qui existe, elle porte sur nos interactions avec la réalité. Pour preuve non seulement l'analyse de Cassirer du concept évoquée dans les billets précédents, mais aussi celle, chez Wittgenstein, de la signification comme usage. Le mot ne désigne pas quelque chose qui existe, il est un mode de vie, il n'a de signification qu'en situation, et parler, c'est déjà agir.

L'objet n'existe que dans la pensée

Pour citer quelques exemples vus récemment à la télévision... Quand on parle de l'adolescent comme d'une catégorie existant réellement, dont on peut définir les lois du comportement (l'adolescent se drogue ou boit pour échapper à la réalité / pour se prouver quelque chose, etc.), on en fait un objet et on prive de ce fait les adolescents dont on parle d'une part de leur liberté. Quand on parle d'un terroriste comme appartenant à une catégorie, dont on peut définir le comportement (il agit sous l'influence d'une idéologie), de même on en fait un objet immuable, privé de liberté. Mais alors on passe à côté du sujet adolescent : celui qui boit non par déterminisme psychologique, mais simplement parce qu'il veut connaitre et jouir de l'ivresse. On passe à côté du terroriste qui sème la terreur non par déterminisme social, mais parce qu'il veut se révolter contre une société. Il ne s'agit pas ici de justifier moralement un comportement, mais de prendre acte de la liberté qu'il comporte.

Un objet n'est jamais libre, il est une chose inerte. Mais les objets n'existent pas vraiment en tant que tel : un objet n'existe jamais qu'en regard du sujet qui le juge comme tel. Faire de quelqu'un ou de quelque chose un objet dans l'absolu, c'est toujours se tromper. On sait en science à quel point la catégorisation du réel est problématique. En biologie par exemple les concepts d'espèce, de race, se diluent dans l'analyse, aux zones frontières, et au final il n'existe que des individus (et même la notion d'individu devient problématique aux frontières, celles entre animaux unicellulaires et pluricellulaires, ou celles entre embryon et foetus). C'est justement parce que l'individu est un specimen unique qui ne peut être absolument catégorisé ni parfaitement identifié qu'il est libre.

La soumission du réel à la pensée

Pourtant la chose parfaitement reproductible et catégorisable n'existe-t-elle pas dans le monde ? Certes, mais loin d'être naturelle, elle est toujours le produit d'une action délibérée. L'objet sérialisé, reproduit à l'identique, est issu de l'industrialisation, et encore faut-il rejeter les spécimens non conformes. La particule de la physique, qui semble être la catégorie ultime de la nature, ne peut être isolée qu'à travers un appareillage, et peut l'être de différentes façons incompatibles, preuve qu'elle n'existe pas par elle même mais uniquement dans un contexte qui lui donne une existence. Elle peut aussi délibérément ne pas être isolée, et alors c'est un ensemble de particule qui agit comme un objet inséparable. La physique, qu'on pourrait croire le dernier bastion de l'essence, le lieu des catégories ultimes, s'avère au contraire être l'outil de leur ultime dissolution : il n'y a plus que l'appareillage, l'acte de mesure, l'action délibérée, qui peut tenir lieu de chose identifiable en tant que tel (ou du moins qui peut être considérée à la source d'une possible identification). Ainsi se trouve validée par la physique l'idée du concept non comme description du réel mais comme possibilité d'interaction avec le réel.

C'est toujours l'interaction qui est catégorisable, identifiable, jamais le réel. Le lieu de vie de l'objet n'est pas le réel mais notre interaction avec le réel. On ne parvient donc à priver le réel de la liberté qui lui est inhérente, en pratique, c'est à dire à faire de nos objets des réalités concrètes, que par un contrôle précis, c'est à dire en soumettant la liberté du réel à la notre, en faisant de nos concepts des outils totalitaires à l'usage de notre propre liberté. On ne montre jamais que le réel est privé de liberté qu'à la hauteur de notre propre liberté, c'est à dire non en révélant ce qui nous pré-existe mais en forçant la réalité à entrer dans nos cases (ou dans un cadre scientifique en adoptant un mode opératoire stricte visant à éliminer le bruit).

C'est le but de tout processus d'industrialisation, par exemple, de créer de "vrais" objets par l'élimination du hasard. C'est également le rôle de l'institutionnalisation que d'entériner des catégories conceptuelles (celle de nation par exemple) pour tenter de figer une réalité qui serait sinon difficilement manipulable. Ce sont là des exemples de concepts en action, dans leur lieu de vie. De même quand on catégorise un adolescent comme adolescent, un terroriste comme terroriste, ou encore un arabe comme arabe, un noir comme noir, un "chinois" comme "chinois", pour autant qu'on compte faire de cette catégorie un absolu, on cherche à priver un individu de sa liberté en le soumettant à notre jugement. Et si ce jugement dispose de capacités réelles d'action (par exemple si la notion de race est institutionnalisée), alors la soumission de l'individu devient réelle. Enfin quand on veut faire de la France, de la culture française, de la patrie ou de la nation une chose bien définie, un existant absolu, c'est encore un acte de domination du réel qui s'opère et une privation de liberté pour ceux qui voudrait ne pas avoir à se définir ainsi, mais pourtant participer à la vie sociale là où ils se trouvent, d'où qu'ils viennent et qui qu'ils soient.

La communication équilibrée est-elle possible ?

Pourtant on ne peut parler ni penser ni agir sans catégorie, sans concept. Ils sont les seuls supports de l'action. Dès lors, la communication est elle par essence un acte de domination ? Loin s'en faut, car ce n'est que si l'on s'illusionne sur la nature prétendument figée de nos concepts qu'on agit en dominateur. Si l'on accepte que le concept ou la catégorie ne valent que de manière transitoire, inductive, sans pour autant n'être rien puisqu'ils sont un mode d'interaction avec le monde dont la pertinence s'est avérée juste, ou mieux si le concept contient en lui même un respect pour l'autonomie de son objet, si l'on accepte, donc, la liberté du monde de nous échapper autant que la notre de le juger, alors on est dans une communication équilibrée, potentiellement source de richesse et de nouveauté. C'est aussi la seule façon de ne pas se considérer en retour, puisqu'on est bien objet pour un autre, comme privé de liberté.

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