La possibilité d'une éthique scientifique


Sur de nombreux sujets on voit s'opposer science ou scientisme et éthique. Par exemple en écologie : on oppose l'exploitation intensive de la nature à un "respect" qui peut faire figure de principe moral sans fondement scientifique, un "retour à la nature" illusoire, car l'agriculture n'a au fond jamais rien eu de naturel, ou une sacralisation de la vie, concept dont on peine à définir les limites. A ce moralisme sans fondement on oppose donc une rationalité dirigée vers des buts concrets, c'est à dire une éthique utilitariste.

Pourtant c'est bien l'exploitation intensive de la nature, sous-tendue jadis par une logique utilitariste, qui est à l'origine des drames écologiques que nous connaissons aujourd'hui (réchauffement climatique, extinction des espèces, appauvrissement des sols, déforestation, marées vertes...). L'utilitarisme se heurte ainsi à l'objection du scientisme : il souffrirait d'une présomption excessive en la complétude de nos connaissances à un instant donnée, compromettant ainsi l'avenir (un peu à l'image de l'introduction non maîtrisée du lapin en Australie). Seulement ce triste constat peine à trouver une traduction éthique. En effet l'utilitarisme aura beau jeu de se justifier a posteriori : effectivement, les choix n'étaient pas forcément les bons, et ce même d'un point de vue utilitariste, mais nous le savons maintenant. Mais s'il ne valait pas alors, puisqu'il a mené là ou l'on sait, alors pourquoi l'utilitarisme vaudrait-il aujourd'hui ? On invoque alors tant bien que mal un principe de précaution qui fait figure de palliatif, de garde-fou, faute d'un véritable cadre éthique qui serait à même de réguler nos actions, d'intégrer notre savoir comme notre ignorance, ce sans sombrer dans les peurs irrationnelles, le moralisme dogmatique, le repli sécuritaire, mais sans mener aux mêmes aveuglements. Alors, quelle alternative ?

Ethique et problème de l'esprit

Il semble que la science conçue comme description de ce qui est dans l'absolu s'accompagne aisément d'une éthique utilitariste. En effet si vraiment le projet de description du monde en terme de lois éternelles était abouti, complet, c'est à dire en l'absence de liberté dans le monde, que resterait-il sinon la liberté de l'homme ? Et si vraiment cette description est tout ce qu'il y a à savoir du monde, c'est en ses termes (donc en termes mesurables) qu'il faut définir le bien. C'est bien là le motif de l'utilitarisme : atteindre l'objectivité en matière d'éthique. Pourtant à y regarder de près, si le projet scientifique était vraiment complet ou pouvait l'être, la liberté de l'homme elle même serait remise en question, et la question de l'éthique ne se poserait même plus. Il ne serait plus alors question d'utilitarisme mais de nihilisme. Faute d'une véritable théorie de l'esprit, l'utilitarisme s'arrête en fait à mi-chemin, c'est à dire au dualisme : l'homme centre de décisions contre la nature à sa disposition, le sujet contre l'objet. Qu'on intègre ou non l'animal parmi les sujets ne change pas grand chose à la donne, puisqu'il nous faut de toute façon introduire une dichotomie entre ce qui vaut et ce qui ne vaut pas, ou ce qui vaut pour soi et ce qui ne vaut que comme moyen.

C'est donc en dépassant l'idée d'une science comme description de l'être absolument déterminé qu'on pourra dépasser l'utilitarisme. L'objet de l'éthique, ce sont les décisions libres. Si vraiment l'éthique devait s'appuyer sur des fondations scientifiques, ce serait donc sur une science de la liberté. Mais la liberté est aujourd'hui largement étrangère au projet scientifique (bien qu'on l'a vu précédemment elle en est un prérequis, et bien que la notion d'imprévisibilité y ait une part toujours plus importante, à travers ce qu'on appelle les sciences de la complexité). Il faut attendre de savoir comment s'agencent l'esprit et le monde physique, savoir comment la liberté s'intègre au monde, c'est à dire finalement résoudre le problème corps-esprit, pour commencer à pouvoir envisager une authentique science éthique à même de définir les contours de la liberté et donc de savoir ce qui vaut et en quel sens, en quelle mesure, en quel domaine, cela vaut. C'est dans cette direction que nous avions essayé d'aller en évoquant les rapports entre la mécanique et la liberté, suivant une solution panpsychiste au problème corps-esprit.

Gérer la liberté

On peut imaginer qu'une telle éthique scientifique s'oriente vers un respect et une promotion de la liberté quelle qu'en soit la forme, humaine ou non (ce qui revient à prendre acte des limites de la connaissance, puisque la liberté d'autrui en constitue les bornes), à travers une notion générale et englobante de la liberté.

En matière d'interactions humaines, le respect de la liberté semble coïncider avec un optimum. C'est quand on respecte, protège et promeut la liberté (non comme absence de coercition, mais au sens des capabilités de Rawls), à travers la démocratie, les droits de l'homme ou une juste répartition des richesses, qu'on voit naître et fructifier initiatives, création et développement. La contrainte ne peut en aucun cas être la meilleure solution à long terme. C'est en ce sens que l'éthique peut devenir scientifique : s'il s'avère qu'il y a convergence entre ce principe fondamental et rationnel de respect des libertés et un optimum de bien-être durable. Il s'agirait donc d'étendre ce principe à la nature (alors qu'il valait jusqu'ici pour l'homme, au détriment de la nature) en reconnaissant à celle-ci sa liberté intrinsèque, et en respectant cette liberté, donc notre ignorance, ce qui passe par un art du lâcher prise : ne pas optimiser pour atteindre un optimum, accepter les variations pour obtenir la stabilité, promouvoir l'imprévisibilité pour atteindre son but, ne pas chercher à supprimer le risque pour éviter le risque de se tromper... Ces principes, si paradoxaux qu'ils paraissent, montrent pourtant leurs fruits dans une bonne gestion de la nature. C'est en effet quand on prévient le moindre incendie que les combustibles s'accumulent en forêt, provoquant des incendies non maîtrisables ; c'est quand on cherche à éviter toute infection par les antibiotiques qu'on crée des résistances, et en étant trop soigné qu'on augmente les allergies ; c'est en voulant maîtriser les lignées végétales qu'on fait disparaître une diversité pourtant bénéfique... Et c'est à l'inverse en ménageant une place à la surprise et la nouveauté qu'on obtient les meilleurs fruits.

Bien entendu une véritable connaissance de la liberté doit s'accompagner de nuances, et il n'est pas question qu'une telle éthique mette sur le même plan la liberté humaine et animal, par exemple. Non pas qu'une liberté puisse valoir plus qu'une autre, non pas qu'il faille hiérarchiser, mais que les domaines d'application, les terrains de jeux de ces différents niveaux de libertés, sont distincts. On ne peut bien entendu demander à nos vaches de participer à nos projets agricoles, mais il est possible de respecter leur liberté, à l'échelle où s'exprime celle-ci, c'est à dire à une échelle bien plus restreinte que celle d'un homme, sans pour autant compromettre nos projets. Pas question, donc, de laisser la nature vierge comme s'il s'agissait d'un sanctuaire, comme s'il fallait s'abstenir d'avoir des projets à son égard. Mais pas question non plus d'en faire un simple outil sans prendre en compte le potentiel de liberté qui y réside. C'est entre ces deux extrêmes qu'il faut se frayer un chemin, en faisant en sorte que chaque élément naturel participe librement, à son échelle, à nos projets, quand bien même ceux-ci le dépasse largement. Non par principe, mais parce qu'il s'agit de la façon optimale d'agir.

Conclusion

Bien sûr cette utopie d'une éthique scientifique est encore loin de pouvoir se réaliser, et il reste de nombreux aspects à éclaircir : il nous faudra appréhender scientifiquement la liberté, en dessiner les contours dans notre connaissance du monde et parvenir à distinguer la contrainte de la participation pour rendre possible l'élaboration d'un optimum dans l'agencement de libertés d'échelles différentes dans différentes situations. Mais c'est la direction qu'il faut suivre si l'on veut dépasser l'alternative stérile entre utilitarisme scientiste et moralisme infondé. Admettre les limites de la connaissance (ce qui passe certainement par les sciences de la complexité) et accepter la liberté du monde (ce qui passe par un examen critique de la connaissance) : ainsi seulement on pourra espérer atteindre une véritable rationalité qui puisse englober durablement éthique et progrès.

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