Le réalisme structurel

Le réalisme structurel

Nous avons vu lors du dernier billet en quoi un examen de la méthode scientifique rend caduque l’idée que les entités de la science existent réellement dans le monde. Tout au plus peut-on considérer les concepts scientifiques comme des “boites” qui nous permettent de classer les phénomènes. Mais les changements de paradigme modifient en profondeur ce qu’on considère ou non être une “boite” digne de ce nom (en physique, par exemple, on est passé du concept de corpuscule à celui de champs, de celui de matière à celui d’énergie), si bien qu’il est délicat d’affirmer que nos concepts d’aujourd’hui ne seront jamais dépassé, et donc, qu'ils correspondent à quoi que ce soit de réel.

Pour autant n’a-t-on pas l’impression que la science progresse, qu’elle réduit la part d’arbitraire de notre représentation du monde en éliminant les concepts inadéquats ? N’a-t-on pas l’impression qu’il y a continuité entre les paradigmes se succédant, que dans une certaine mesure, la physique classique est “contenue” dans la physique relativiste comme un cas limite ?

ll est possible de restaurer cette continuité en faisant valoir (comme je l'ai déjà fait ici) que la science ne nous renseigne pas tant sur ce dont est fait le monde que sur la structure relationnelle des phénomènes. Après tout, le langage est relationnel par nature. Et les mathématiques n’y échappent pas : elles sont une affaire de relations (en théorie des ensembles, la relation d’appartenance). Décrire le monde par un modèle mathématique, ce que fait la science, c’est donc décrire des relations entre les choses. La mécanique décrit des relations de positions, de vitesse. Or une position ou une vitesse est relative, c’est une relation entre un objet de la théorie et un référentiel arbitraire.

Ainsi Cassirer observe dans “la théorie de la relativité d’Einstein” que le mouvement de la science se fait toujours vers plus de relativité. D’abord on pense qu’une position ou une vitesse est un absolu. Puis on observe avec Newton que les lois ne dépendent pas du référentiel choisi, elles s’appliquent aussi bien à n’importe quel référentiel galiléen. Einstein pousse le principe encore plus loin avec la relativité restreinte, puis générale : les mêmes lois s’appliquent finalement à n’importe quel référentiel, et chaque référentiel possède en conséquence un écoulement du temps et une mesure de l’espace qui lui sont propre.

Le mouvement de la science se fait donc par l’abandon successif de notions d’absolu. C’est le prix à payer pour l’universalité : une loi est universelle parce qu’elle s’applique à n’importe quel point de vue, donc il n’existe pas de point de vue privilégié. Cassirer en conclut qu’en l’absence d’absolus, l’essence du phénomène physique tient dans ses relations quantitatives aux autres éléments.Tout n’est que relation.

La physique quantique semble appuyer fortement ce réalisme structurelle. Par exemple, la notion de particule individuelle y est absente : les particules sont indiscernables, si bien qu’on ne les conçoit plus que comme excitation d’un champs. Mais qu’est-ce qu’un champs ? N’est-ce pas que la structure relationnelle des événements possibles ? L’idée même de substance s’évanouit, au profit de celle de relations entre événements observables.

Interprétations philosophiques

Est-il possible d’aller encore plus loin ? Oui. Le pas est franchi notamment avec l’interprétation relationnelle de la physique quantique. Carlo Rovelli affirme que la fonction d’onde n’est que la description de la relation entre un observateur et un système : c’est la description des corrélations entre les différentes mesures que peux faire l’observateur. Les relations sont donc statistiques, et en conséquence ce ne sont plus seulement les mesures réalisées qui sont relatives à un référentiel, mais aussi leur détermination, le fait qu’elles aient ou non une valeur définie. L’état d’un objet (le fait qu’il soit dans une superposition d’état ou non) n’est pas non plus absolu, mais relatif à un observateur. Seul un état objectif approximatif émerge à grande échelle. Et les paradoxes de la physique quantique comme la non-localité se dissolvent : ils ne sont que le fruit de vaines tentatives à vouloir réconcilier tous les points de vue de différents observateurs selon des considération d’états absolus, objectifs, qui sont en fait inexistants.

La science serait donc la théorie des corrélations entre les différentes observations qu’un observateur peut avoir du monde. La science est universelle dans la mesure où elle peut s’appliquer à n’importe quel observateur. Le contenu d’une théorie scientifique, ce ne sont pas des entités qui existent réellement, mais la structure relationnelle de ce qu’il est possible, pour un observateur donné, de connaître du monde, et ce qui est in fine relié, donc les seules entités “réelles” du monde, ce sont les expériences vécues de ces observateur.

Il est possible de justifier philosophiquement cette vision des choses. En effet, jamais nous n’avons accès à une autre existence que la notre : toute chose n’existe pour nous qu’en tant qu’objet de notre perception, donc élément de notre interaction avec le monde. L’objet dont on dit qu’il existe n’existe qu’en tant qu’il est perçu comme tel. Dira-t-on alors que c’est matière qui existe “vraiment” ? Mais cette matière n’existe qu’en tant qu’elle peut agir avec d’autre matières, et finalement avec nous. C’est parce que nous sommes “dans le monde” et non pas à la place de Dieu que notre science ne pourra jamais être que la modélisation de notre relation au monde, plutôt que la modélisation du monde lui même.

Il s’agit ici, suivant la tradition de la phénoménologie, de rétablir le primat de la perception sur la matière. Comme l’observe Merleau Ponty, c’est toujours une erreur de dire “il y a” quelque chose et de penser l’univers comme un bloc de matière et la perception comme un événement ou un élément de ce monde tout fait. En effet la matière s’exprime toujours en terme de ce qui est mesurable, de ce dont on peut faire l’expérience, mais l’inverse n’est pas vrai : l’expérience subjective ne s’exprime pas en terme matériel, sans y ajouter ad-hoc un élément correspondant à une expérience qualitative. Ainsi quand j’observe le système nerveux d’un autre, ou le corps d’un autre, je ne vois pas sa perception. Son système nerveux / son corps se ramène à sa relation à ma perception, il est l’expression publique de son existence privée, qui elle ne m'est pas accessible (et donc n'a pas lieu d'être modélisée scientifiquement). Il faut donc définir le monde scientifique en terme de nos perceptions (comme la structure relationnelle de ce qui est mesurable) et non l’inverse.

Réalisme ontique vs épistémique

Il existe plusieurs façons d’interpréter le réalisme structurale. D’abord la version épistémique : seule la structure relationnelle du monde est connaissable, ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas “autre chose”. Ensuite la version ontique : le monde lui même n’est finalement qu’une structure relationnelle.

La question est donc de savoir ce qui est finalement relié par des relations, et toute la différence entre ces deux versions du réalisme structurale tiendra dans la façon dont on considère des relatas : pour le réalisme ontique, les relatas ne sont que des noeuds sans autre attributs que leurs relations à d’autres choses. Ils se déduisent des relations, n’existent qu’à travers elles. C’est donc que les relations épuisent le réel. Pour le réalisme épistémique, au contraire, la structure relationnelle se doit d’être équivoque. Il faut que le monde ne soit pas indifférent à l’existence de ces noeuds, que ceux-ci s’imposent à nous d’une manière ou d’une autre, étant acquis que seules les relations entre ces noeuds sont connaissable. Il faut donc qu’il existe quelque chose d’inconnaissable, d’imprévisible, mais d’effectif dans le monde -- ce qu’on pourrait appeler ld hasard.

Certes, une chose qui n’interagit avec rien ne peut exister vraiment. Affirmer que des entités existent en soi est sans fondement. L’existence ne peut donc être que le noeud d’un tissu d’interactions, et tout autre forme d’existence est une fiction. Il faut donc encore, pour le réalisme épistémique, que ce hasard s’exprime sur fond de relations, et non pas comme quelque chose venant “de nulle part”.

Si avec la relativité général ou la physique classique, la version ontique semblait s’imposer, puisque les relations entre les choses y sont déterminées et exhaustives et qu’il n’est besoin de postuler nul élément relié qui échappe à sa description relationnelle pour rendre compte des phénomènes, c’est exactement l’inverse qui se produit avec la physique quantique. L’aspect irréductible aux relations y est incarné dans l’indétermination quantique et s’exprime par le hasard qui en résulte (hasard toujours du point de vu d’un observateur, c’est à dire imprévisibilité). Ce hasard existe bien sur fond de relations connaissables : il est pondéré par la fonction d’onde. Mais il n’existe pas d’entités parfaitement identifiables qui concentrerait cette indétermination -- celle-ci est, pour un observateur donné, diffuse (et se diffuse au cours des interactions dans sa représentation théoriques).

Il faut donc croire que des choses “réelles” sont reliées par des relations qu’on peut connaitre scientifiquement, mais que ces choses “réelles” dépassent, transcendent, leurs relations aux autres choses du monde, d’une manière qui n’est pas connaissable ni parfaitement localisable ou identifiable de l’extérieur (et qu’on modélise par l’indétermination quantique). En ce sens, nous pouvons décider de parler d’une existence “privée” (parce qu’inaccessible) des choses de ce monde, et par symétrie avec notre propre expérience “privée”, celle là même dont les éléments fondamentaux (les mesures du monde) sont les relata de toute description scientifique, nous pouvons imputer que ces existences sont elles aussi des expériences sensibles. Le monde n’est qu’expérience vécue, de l’échelle des particules à celle des hommes, il n’est qu’une structure d’expériences intriquées, dont les relations sont théorisable par la science.

Commentaires

gidmoz a dit…
Vous décrivez votre perception subjective des relations que vous voyez entre la science et la réalité humaine quotidienne.

C'est un filtre, un procédé, pour analyser la nature humaine et la société.

Chacun tente d'unir dans une vision globale et unitaire, l'ensemble de ses connaissances en les reliant dans les domaines plus divers.

L’intérêt de votre article est qu'il n'interdit pas aux autres d'avoir une perception très différente de la science et de la nature humaine.
Quentin Ruyant a dit…
Cette analyse ne porte pas sur la nature humaine ou sur la société, mais bien sur la nature de la science et des théories scientifiques. Si je parle de perception subjective (pas forcément la mienne) c'est pour rappeler que toute science trouve sa source dans la perception, que les données scientifiques s'expriment avant tout en termes de ce qui est mesuré, donc in fine en termes perceptifs. Je ne pense pas que ma subjectivité joue un rôle particulier dans cette analyse.
Greg a dit…
Brillant article!

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