Une théorie de cordes

1. Les cordes vibrantes



Commençons par jouer avec une corde vibrante. Quand on la pince elle émet un son. On peut aussi la bloquer à l’endroit voulu pour raccourcir la zone qui vibre, et alors le son est plus aigu.

D’abord on remarque ceci : quand on raccourcit la corde de moitié, le son émit est plus aigu mais la note jouée semble la même à l’oreille. Les deux notes sonnent naturellement bien ensemble : on peut le constater si l’on dispose de deux cordes identiques l’une à côté de l’autre.

Divisons encore par deux la longueur. La corde est maintenant quatre fois plus petite. La note est encore plus aiguë, mais c’est toujours la même note à l’oreille. De plus l’intervalle entre la première et la seconde note semble le même qu’entre la seconde et la troisième.

Ainsi à chaque fois qu’on divise une corde par deux, on augmente la note émise d’un intervalle identique qui ne change pas la note, et qu’on appellera ensuite l’octave.


2. L'arithmétique harmonique



Si l’on possède plusieurs cordes, on peut les accorder de manière à ce qu’elles sonnent toutes exactement de la même note. Maintenant jouons avec ces cordes et voyons les notes qui sonnent harmonieusement ensemble.

On s’aperçoit vite d’une chose : si l’on divise la corde en un nombre de parties de même longueurs, par exemple en trois, quatre ou cinq parties égales, qu’on bloque la corde à cet endroit et qu’on joue, les notes que l'on entend sonnent harmonieusement ensemble et avec la note d’origine. Alors nous décidons d’appeler ces notes les harmoniques : la troisième, la quatrième, la cinquième…

On peut faire une chose un peu plus compliquée : divisons par trois la corde, et ensuite multiplions de nouveau la longueur obtenue par deux pour diminuer la note d’un octave. Encore une fois les notes sonnent agréablement à l’oreille.

De nombreuses multiplications et divisions successives permettent d’obtenir autant de sons harmonieux. Finalement nous découvrons que l’harmonie est une histoire d’arithmétique.


3. Des noms pour les notes



Nous décidons d’étudier l’harmonie de manière scientifique. Commençons par nommer les notes. Pour commencer : la note de notre corde originale s’appellera Fa, ainsi que toutes celles qu'on obtient on multipliant ou divisant par deux sa longueur. Adoptons ce principe : quand on divise ou multiplie par deux la longueur d'une corde, on garde le même nom pour la note. En effet, bien que de hauteurs différentes, les sons nous semble identiques.

Pour obtenir de nouveaux noms, utilisons la division de la longueur par trois. Par divisions successives, on obtient des cordes trois fois, puis neuf fois, puis vingt-sept fois plus petite. Et à chaque nouvelle note on donne un nouveau nom : Do, Sol, Ré, La… Puis bien sûr on multiplie ou on divise la longueur par deux pour obtenir différentes octaves.

L’intervalle entre Fa et Do est le même à l’oreille qu’entre Do et Sol, qu’entre Sol et Ré, et ainsi de suite. C’est cet intervalle, correspondant à une division par trois de la longueur de la corde, qu’on appellera plus tard (à l'octave près) la quinte.


4. Faisons nos premières gammes



Nous étions en train de diviser notre corde en trois. Après cinq étapes, nous obtenons presque la note d’origine, le Fa, plus aigu de plusieurs octaves. Si on décide de s’arrêter la et d’assimiler ces deux notes, de considérer que nous sommes revenus au point de départ, nous possédons cinq notes différentes à partir desquelles on peut composer de la musique harmonieuse. C’est ce qu’on appelle une gamme pentatonique.

Pour finir, on joue ces cinq notes à toutes les hauteurs possibles, en utilisant les octaves comme intervalle pour les rendre plus graves et aiguës. Et l’on s’aperçoit qu’elles se trouvent toujours à des endroits identiques les unes par rapport aux autres, comme un schéma qui se répète sur chaque octave. Elles divisent l’octave entre un Fa et un autre en cinq intervalles plus petits, à peu près de la même taille, dans cet ordre : Fa, Sol, La, Do, Ré.




5. Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si



Pourquoi s’arrêter à cinq étapes ? On peut décider de continuer. Plutôt que d'assimiler notre dernière note à un Fa, ce qu'elle était presque mais pas tout à fait, nous l'appelons Mi.

Après deux autres divisions successives par trois, de nouveau on obtient une note semblable à celle d’origine, non pas légèrement en dessous comme la dernière fois, mais cette fois légèrement au dessus. Au passage nous avons enrichit notre gamme de deux nouvelles notes, le Mi et le Si. Arrêtons nous là pour l’instant, on possède sept notes qui divisent l’octave en sept intervalles plus petits.

Si on remets dans l’ordre ces notes, de la plus grave à la plus aigu dans un octave donné, on obtient ceci : Fa Sol La Si Do Ré Mi. Ou en partant du Do : Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La et Si.

C'est la gamme de sept note qui a été le plus utilisé par nos ancêtres. Voilà pourquoi la cinquième note de cette suite, celle qu’on obtient en divisant la corde par trois, s’appelle la quinte, qui signifie « cinquième », et pourquoi la huitième, que l’on retrouve identique à la première mais plus aigüe, s’appelle l’octave, qui signifie « huitième ».



6. Les maths et la physique



Diviser la corde en 2, c’est avancer d'une octave. La diviser en 3, c’est avancer d'une octave et 4 notes. Les compositions marchent aussi : diviser par 2 puis par 3, donc au final par 6, c’est avancer de 2 octaves et 4 notes. Depuis le début de nos expériences, quelle est cette impression persistante que notre oreille transforme la division en addition ? Nous divisons la corde, l’oreille ajoute un intervalle…

Le physicien nous apprendra que plus la corde est petite et plus vite elle vibre. Si elle est deux fois plus petite, elle vibre deux fois plus vite. C’est donc que notre oreille transforme la multiplication de la vitesse de vibration en addition d’intervalle entre les notes...

Le mathématicien nous apprendra que c’est ce qui définit un logarithme :

Log(a x b) = Log(a) + Log(b)

Comme nous ne sommes pas mathématiciens, nous traduisons « logarithme de » par « la note correspondant à ». Soit la multiplication de la vitesse de vibration de la corde a par le nombre b, nous l’entendons Log(a x b), et nous l’entendons comme nous entendons la note Log(a) augmentée d’un intervalle Log(b).

Enfin nous pouvons dessiner notre échelle logarithmique : comme si nous déformions la corde de sorte que les espaces successifs entre les Fa, au lieu de s’amoindrir, reste de longueur identique. C’est comme si nous étendions la corde en l’une de ses extrémités, de plus en plus et à l’infini. Et ce nouveau dessin correspond exactement aux notes blanches d'un piano.


7. 81 = 80



Pourquoi utiliser uniquement la division en deux et en trois pour trouver de nouvelles notes ? On l’a vu : quand on divise la corde par cinq ou sept, on trouve toujours l’harmonie. Alors essayons.

Par cinq, on obtient une nouvelle note, mais étonnement il est inutile de lui trouver un nom : elle sonne exactement comme un La. Diviser la corde en cinq revient à avancer de 2 octaves et 2 notes. On retrouve à l'octave près la troisième note de notre suite, la tierce.

Par sept, on trouve une note qui n’existe pas encore entre le Ré et le Mi… Diviser par 10 c’est comme diviser par cinq puis par deux, on retrouve donc l'octave de la tierce, un La. Par onze, enfin, et on trouve presque un Si.

Mais revenons un peu en arrière… Et réfléchissons : par quel miracle diviser la corde en cinq nous donne la tierce, c'est à dire fait sonner cette corde comme si nous l’avions divisée en 3, puis en 3, puis en 3… puis en 3 ? Quelle magie nous permet à quelques octaves prêt d’appeler ces deux notes du même nom : La ? Qu'est-ce donc qui nous permettra, quand nous jouerons nos morceaux, d'utiliser ce La tantôt comme la cinquième harmonique du Fa, tantôt comme la troisième du Ré, et même de jouer de cette coïncidence ?

Comptons, divisons, multiplions et nous comprenons : ainsi donc la science de l’harmonie se baserait sur cette simple approximation : 81 = 80…


8. Trouvons un accords



Laissons de côté les chiffres un instant. Nous disposons de plusieurs cordes identiques et tendues de la même façon. A l’aide de calculs savants, faisons de petites marques afin de repérer nos sept notes le long de ces cordes : ainsi on sait en quel endroit bloquer les cordes pour obtenir les notes que l'on veut.

Essayons maintenant de former des groupes de notes que l'on peut jouer ensemble simultanément de manière harmonieuse. Commençons par un Fa et voyons ce que l'on peut jouer avec. Il y a d'abord les autres Fa. Il y a ensuite le Do, sa troisième harmonique. Puis Il y a le La, la cinquième harmonique. Essayons les trois ensembles, et constatons que l’accord est parfait. Nous pouvons former de tels accords à partir de n'importe quel autre note de base, et doté de ces accords parfaits, déjà nous pouvons créer tant de mélodies...

Il y a aussi la septième harmonique. Assimilons la pour l’instant au Mi dont elle est proche. Et comme Mi est aussi la septième note de notre suite, c’est donc par hasard qu’elle s’appelle la septième.

Enfin il y a celle que l’on obtiendrait en divisant la corde en 9 (donc en 3 puis en 3), soit le Sol. De même c’est la neuvième note de notre suite. Puisque le hasard fait bien les choses, appelons la neuvième.

Ces deux nouvelles notes devraient nous permettre de faire sonner quelques accords plus complexes, et d’étoffer nos mélodies.


9. Un problème mineur

Satisfait de nos sept notes, nous enchaînons les accords parfaits, agrémentés parfois d’une septième et d’une neuvième. Les intervalles de quintes, de tierce, de septième ou de neuvième nous permettent de jolis enchaînements. Fa, La, Do… Puis Do, Mi, Sol… Sol, Si, Ré…

Après avoir joué un peu on s’aperçoit de nos approximations. Rappelons nous que la base de notre gamme était cette constatation qu’après 7 divisions successives de la corde en 3, soit 7 quintes successives, on retombait presque sur la note d'origine, le Fa. Presque mais pas tout a fait... Et effectivement à l’oreille, l’accord « Ré, Fa, La » sonne différemment des autres accords car le Fa n’est pas tout à fait le bon.

Le Fa qu’il faudrait, c’est ce fameux Fa qu’on retrouve après 7 quintes, légèrement plus aigu que le Fa d’origine. Mais l’on s’est limité à 7 notes, on réutilise toujours le même Fa, alors voilà, ça sonne un peu différemment. C’est approximatif mais joli tout de même.

Pour l’accord « La, Do, Mi » c’est pareil, avec son Do trop bas, et pour l’accord « Mi, Sol Si » aussi où c’est le sol. Enfin, l’accord « Si, Ré, Fa » sonne vraiment bizarrement, car ni le Ré ni le Fa ne sont juste.

Et puis il y a aussi cette septième, qui n’est jamais très précise…


10. Soyons plus précis



Alors puisqu’à l’oreille cette huitième quinte n’est pas un Fa, mais une note légèrement plus aigue, appelons la Fa#. Et continuons les quintes… Do#... Sol#... Ré#... La#... Autant de nouvelles notes.

Ca y est, cette fois au Mi# nous sommes retombé sur le Fa, et cette fois la différence est inaudible. Ce ne sera donc pas sept notes que nous aurons dans notre gamme mais douze ! Voilà de quoi être beaucoup plus précis. Appelons chaque intervalle un demi-ton, puisqu'il vaut la moitié de la plupart des intervalles de la gamme à sept notes.

Et puis soyons logique : s’il est possible d’aller dans un sens, il est certainement possible d’aller dans l’autre. Tout comme nous divisions les longueurs, nous pouvons les multiplier, et tout comme on avançait dans les notes, on reculera. On choisira Si comme note d’origine et ainsi de manière symétrique nous découvrirons, dans cet ordre, les bémols : Sib, Mib, Lab, Réb, Solb, et avec Dob nous revenons à Si. Il s’agit d’une seconde façon de retrouver les mêmes douze notes, transposées.


11. Nous voilà au complet



Quelle aubaine : ce Mib, une corde neuf fois plus longue qu’un Fa, sonne presque comme sa septième… (En effet, 63 = 64 !) La note est toute trouvée. La onzième harmonique est bien un Si (car 99 = 100), la treizième proche d'un Réb (car 65 = 64), la 17ème d'un Solb (255 = 256) et la 19ème d’un Lab (95 = 96), si besoin est d’aller si loin.

Quant à la tierce exacte du Ré, c’est non pas un Fa comme nous l'avions approximé mais un Fa#, celle du La un Do# et ainsi de suite…Nos accords peuvent donc tous sonner à l’identique si nous le voulons.

Notre nouvelle gamme possède des notes qui ne sonnent pas toujours très harmonieusement entre elles, comme les demi-tons qui se suivent. Ainsi donc on pourrait se restreindre à notre gamme à sept notes pour faire de la musique, car après tout ces accords différents n’étaient pas si désagréables. Ils sonnaient légèrement mélancoliques… On les appellera mineurs, parce que leur tierce est plus petite que la normale, celle qui correspond à la cinquième harmonique. Dans notre nouvelle gamme, elle fait trois demi-tons au lieu de quatre.

Disons que désormais nous disposons de demi-tons quand le besoin d’une échappée dans les quintes ou les tierces se fait sentir, quand nous voulons décaler notre gamme dans un sens ou dans l'autre pour en changer la note de base, pour expérimenter ou pour agrémenter nos accords et mélodies de quelques nouvelles harmoniques…


12. Tout est question de tempérament



Heureux de posséder non plus sept mais douze notes, recalculons nos intervalles.

Diviser une corde par 2, c’est avancer de 12 demi-tons exactement. La diviser par 3 c’est avancer d’environ 1 octave et 7 demi-tons (parce que 524288 = 531441, c'est-à-dire qu’à la douzième quinte on retrouve l’original).

Diviser la corde par 4 c’est avancer de deux octaves, par 5 d’environ 2 octaves et 4 demi-tons (parce que 81 = 80), par 6 de 2 octaves et 7 demi-tons, par 7 de 3 octaves moins 2 demi-tons (parce que 63 = 64) par 8 de trois octaves, par 9 de 3 octaves et 2 demi-tons…etc.

Mais concentrons nous sur nos douze quintes successives. Elles divisent notre octave en douze intervalles sensiblement égaux, le demi-ton. Si l'on estime par approximation qu'à la douzième quinte nous retrouvons la note d'origine, alors nous estimons que ces demi-tons sont des intervalles identiques. Suivant cette approximation nos douze notes échelonnent régulièrement l’octave sur une échelle logarithmique.

Et voilà ! Après tant d’efforts, nous voilà doté de la gamme tempérée, entièrement approximative, une gamme dans laquelle plus aucune note n’est vraiment l’harmonique d’une autre, mais où toutes le sont presque, une gamme si pratique que c’est celle que l’on utilise aujourd’hui pour la plupart de nos instruments.

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